


Le protocole et les animaux inventoriés :
Passons aux choses sérieuses. C'est dans cette partie que vous allez réellement comprendre comment s'articule les missions de terrains auxquelles je vais être confronté.
Avant de commencer le travail au centre... il est d'abord nécessaire d'atteindre le centre, ce qui paraît évident dit comme ça mais les 8h de trajet depuis Georgetown jusqu'aux écolodges d'Iwokrama sont souvent chaotiques. Le matériel déballé et rangé, il est temps d'attaquer la période de démonstration des méthodes d'inventaires et d'apprentissage des techniques de survie en forêt. Ce cours dure 2 jours. Les 3 semaines suivantes sont consacrées aux inventaires de terrain et aux saisies de données.
Rappelons que la problématique de l'expédition est de savoir si l'impact de coupes raisonnées entraîne une modification plus ou moins importante des communautés de vertébrés (en gros si l'assemblage d'espèces diffère en terme de présence, absence, et densité d'individus). Pour répondre à cette problématique les scientifiques ont choisi de comparer les communautés de 3 zones distinctes : une zone où la coupe est récente (moins d'un an), une zone ou la coupe est plus ancienne et où la végétation a commencé à se régénérer (plus de 4 ans) et une zone vierge et intacte du cœur de la forêt. Chaque zone fera l'objet d'inventaires naturalistes multitaxons d'une semaine. Oui, si on veut identifier un impact il faut se concentrer sur tous les êtres vivants car ceux-ci interagissent à l'intérieur de réseaux trophiques et par des processus mutualistes et symbiotiques. Par exemple, enregistrer un déclin important des stocks de poissons d'eau permettra probablement d'expliquer pourquoi on observe la disparition des loutres géantes (Pteronura brasiliensis) dans la rivière. Voici donc les différents taxons inventoriés :
-le suivi des oiseaux se fera le long de transects grâce à la méthode STOC EPS qui utilise des points d'écoute d'une vingtaine de minutes (chaque observation ou chant est noté). Cette méthode est appropriée pour les gros oiseaux de canopée. Des filets seront également tendus pour la capture des oiseaux chanteurs de sous-bois souvent difficiles à voir. Enfin, des boîtiers munis de microphones seront placés à des points stratégiques afin d'enregistrer l'ambiance sonore. Un logiciel utilisant l'intelligence artificielle permettra automatiquement d'identifier les espèces présentent sur chaque site.
-Les mammifères seront, soit comptabilisés le long de transects en sous-bois, soit, pour les plus discrets et notamment les félidés, par des pièges photos (ou camera trap) qui seront disposés sur des lieux de passages ou de marquages de territoire.
-Les amphibiens et reptiles ont des périodes d'activités qui peuvent être diurnes ou nocturnes. Il est donc important de réaliser des inventaires autant la journée que la nuit, en marchant très doucement le long de transects car ceux-ci sont difficiles à repérer. Quelques coups de lampe frontale à droite ou à gauche et soudain un petit flash s'active au fond d'un buisson...c'est le signe très fiable de la présence d'un reptile. Ceux-ci possèdent au niveau de la rétine une couche luisante, le Tapetum lucidum ("tapis luisant" en latin) qui par réflexion, augmente la quantité de lumière captée par la rétine et améliore leur vision nocturne. Un excellent indice de présence pour l'herpétologue.
-Les insectes aussi font preuve d'une activité nocturne trépidante. Les chercheurs utilisent des pièges lumineux (ou light trap) confectionnés grâce à un grand draps blanc sur lequel on projette un spot lumineux, très efficace pour le recensement des Hétérocères (papillons nocturnes). Les Coléoptères coprophages (qui se nourrissent de déjections animales) sont les meilleurs bio-indicateurs de la santé de la forêt car leur présence implique qu'il y ait des bouses et donc de grands mammifères (tapirs, pécaris, jaguars...). La récolte de ces insectes se fait grâce à des pièges à chute (ou pitfall) remplis d'excréments, ce qui n'est pas une raison valable pour éviter ce groupe d'étude car leurs travaux fournissent toujours des données extrêmement précieuses.
-Enfin, et c'est la fierté de cette expédition, les chercheurs inventorient ce qui reste actuellement la plus importante diversité de Chiroptères (chauves-souris) au monde, avec la découverte en 2015 de deux nouvelles espèces, soit 86 espèces au total. Pour cela ils tendent des filets nocturnes en soirée afin de capturer les individus, prélever différentes mesures allométriques (taille, poids) ainsi que des prélèvements sanguins pour des analyses ADN. Celles-ci permettront de mieux comprendre les liens de parentés qui relient chaque espèce et son évolution (on appelle ça des analyses phylogénétiques). Si je veux participer à cette étude il est nécessaire que je me fasse vacciner contre la rage car les chauves-souris en sont un vecteur important...et mordent souvent.
Le séjour se clôturera par une micro-expédition de 3 jours à bord d'une embarcation pour inventorier la faune aquatique de la rivière Burro burro et des milieux humides riverains. Nous nous concentrerons sur la présence de deux espèces de loutre : la Loutre géante (Pteronura brasiliensis) et la loutre à longue queue (Loutra longicaudis) ainsi que sur la famille des Ardéidés (familles regroupant les oiseaux échassiers comme les hérons, aigrettes...) et sur le plus gros poisson d'eau douce au monde (je tiens à préciser que sa taille n'est pas corrélée positivement avec sa beauté) : l'Arapaima géant (Arapaima gigas). Ce poisson menacé par la pêche locale et en voie d'extinction. Il a la particularité intéressante d'être blindé contre les morsures de piranhas grâce à des écailles renforcées en collagène à l'extérieur. Il possède également un poumon primitif qui lui permet de respirer sur terre en raison d'une écologie particulière.
Toutes ces informations récoltées seront ensuite rentrées dans des bases de données durant des soirées interminables mais chaleureuses ou certains exposeront leurs observations de la journée tandis que d'autres feront circuler une Theraphosa leblondi, au plus grand plaisir des arachnophobes...je vous laisse découvrir la bête. En tout cas c'est comme ça que je m'imagine mes soirées là-bas...
Voici le lien du rapport 2015 contenant le protocole (en PDF) :